« Le train traînait péniblement sa cargaison humaine. Entassés comme du bétail dans des voitures bondées, les malheureux occupants étaient incapables de bouger.
L’atmosphère était étouffante.
Tandis que l’après-midi du vendredi s’écoulait, Juifs et Juives dans les wagons nazis sombraient dans la détresse.
Soudain, une vieille femme juive réussit tant bien que mal à bouger et à ouvrir son ballot. Elle en retira péniblement deux chandeliers et deux ’Halloth. Elle les avait préparés ce matin-là pour le Chabbath quand elle fut traînée hors de chez elle. C’étaient les seules choses qu’elle avait jugé utile d’emporter. Bientôt, les bougies éclairèrent les visages torturés de ces Juifs et le chant de Lekha Dodi[1] acheva de transformer la scène. Le Chabbath, avec son atmosphère de paix, était descendu sur eux tous. »
Ce récit raconté par un témoin oculaire, rescapé des camps et cité par le Rabbin I. Grunfeld dans son ouvrage Le Chabbath pour le comprendre et l’observer, n’est pas du tout un cas isolé dans notre longue histoire. On peut citer un nombre infini d’épisodes semblables qui montrent bien l’indéfectible attachement du peuple juif au Chabbath.
Pourquoi cette importance affective du Chabbath ?
L’existence du judaïsme dépend en fait du respect du Chabbath. A’had Ha’am, brillant essayiste du début du XXe siècle, résuma en une phrase lapidaire le rôle du Chabbath : « Le Chabbath, dit-il, a gardé Israël beaucoup plus qu’Israël ne l’a respecté ». Le Chabbath est le garant de la pérennité du peuple juif, c’est un signe éternel entre Dieu et son peuple.
Pour cette raison, la Bible, dès la première page, revient sans cesse sur cet événement comme un leitmotiv qu’il s’agit d’ancrer à jamais dans nos mémoires. Le commandement de garder le Chabbath et de s’en souvenir est mentionné dans les Dix Commandements, juste après les paroles qui se rapportent à Dieu. Le Talmud consacre à ce thème un traité entier et la littérature midrashique fait du Chabbath une reine, une princesse, une fiancée, etc. Les auteurs modernes ont, eux aussi, mis l’accent sur l’importance du Chabbath et son impact sur l’évolution de la société juive. Pour Chalom Ash[2], le Chabbath métamorphose l’individu et change même l’expression de son visage. Dans son poème intitulé La Mère du Chabbath, il parle des deux mamans du petit enfant juif. Celle de tous les jours qui court au marché, qui se dispute avec les chalands, crie, pleure… La mère Chabbatique est, par-contre, d’une infinie douceur maternelle, qu’il fait bon de regarder, d’effleurer. Henri Heine, dans son poème La Princesse Chabbath, reprend cette même idée en lui imprimant son cachet personnel. Cette métamorphose poignante est due à « l’âme supplémentaire » que nous recevons la veille du Chabbath et que nous quittons à regret le samedi soir.
Quelle est la définition du mot Chabbath ? Que signifie aujourd’hui observer le Chabbath ?
Chabbath signifie « cesser ». J’observe le Chabbath veut dire : « J’observe le jour de cessation ». Respecter Chabbathne signifie pas seulement se reposer. Le Chabbath n’est pas l’équivalent du dimanche. Quand nous nous interdisons de tourner un bouton pour obtenir la lumière, ce n’est pas parce que nous nous fatiguons. Nous voulons ainsi nous interdire toute relation avec l’objet. Nous voulons nous libérer du monde qui, pendant toute la semaine, nous domine. Pendant les six jours de la semaine, l’objet nous accapare. Le septième jour, nous nous en libérons. En refusant d’allumer la télévision ou de répondre au téléphone qui sonne, on coupe avec l’engrenage dans lequel on est projeté au cours de toute la semaine. Ainsi, on récupère sa liberté vis-à-vis de l’objet.
Dans ce monde où l’homme est dominé par la machine, dans ce monde où l’existence devient une succession de jours monotones, où la vie familiale est reléguée au second plan, le Chabbath est un arrêt. En ce jour, l’homme doit pouvoir dire « assez », tout comme Dieu a dit « assez ». Pris dans le cycle de la production, l’homme pourrait aisément succomber à la tentation de la croissance illimitée. Dès lors, il se croit puissant et riche parce qu’il produit beaucoup. Pourtant, ce n’est plus lui qui domine le monde, il en devient l‘esclave et son pouvoir se retourne contre lui-même.
Ainsi donc, le Chabbath est un arrêt ; c’est le passage à une dimension nouvelle, celle du repos et de la réflexion. C’est une étincelle d’espoir dans ce monde qui nous subjugue. Il est une parcelle d’éternité ; il est une fontaine, une source d’amour et de paix. Il libère l’homme de tous les soucis quotidiens pour le plonger dans une vie familiale harmonieuse et délicate. Les soucis, comme par enchantement, disparaissent pour laisser la place à une vie douce et paisible. Le jeûne, le deuil, les moindres signes de tristesse sont prohibés. Si l’on rend visite au malade, on lui dit : « C’est Chabbath aujourd’hui, il ne faut pas te plaindre, la guérison est proche[3] ». Il faut s’abstenir de tout effort, de toute tension. En se libérant ainsi de tous les facteurs matériels et de toutes les préoccupations, l’homme, non seulement, acquiert sa vraie liberté, mais il apprend à surmonter les difficultés et à vivre noblement.
Le Chabbath n’est pas un jour d’inactivité et de chômage. Le travail des six jours de la semaine et le repos du septième jour sont intimement liés. Le Chabbath est l’inspirateur des autres jours. Il représente le résultat tangible des efforts de l’homme. Il apporte à l’homme libéré l’apaisement après la tension. Il est non seulement l’âme de la création mais aussi l’âme du travail fourni au cours de la semaine.
Rachi[4], dans son commentaire sur le Talmud, nous enseigne que les jours de la semaine se divisent en deux catégories :[5] Les trois derniers jours de la semaine précédente attendent l’arrivée du Chabbath et les trois premiers jours de la semaine qui suit le Chabbath se rattachent à lui. Ainsi, tous les jours de la semaine aspirent vers le Chabbath. Il est le couronnement de toute notre activité matérielle.
Les jours de la semaine n’ont pas de noms propres, observe Na’hmanides[6]. Ils sont en effet désignés par une numérotation dont le point de départ est le Chabbath. Ils se réclament tous du Chabbath. Sans le Chabbath, ils n’auraient pas eu leur existence propre.
Abraham Heschel[7], qui a bien compris l’importance du Chabbath, écrit dans son ouvrage Les Bâtisseurs du temps : « Même si notre âme est angoissée, même si nos gorges serrées ne laissent s’élever aucune prière, le pur et silencieux repos du Chabbath nous mène vers un royaume de paix infinie, au seuil de l’éternité. Il est peu d’idées au monde chargées d’autant de force spirituelle que l’idée du Chabbath. Dans bien des siècles, lorsque de toutes nos théories ne subsisteront même plus les traces, la splendeur du Chabbath illuminera encore l’Univers. ».
[1]Viens mon bien aimé. Hymne chanté le vendredi soir, pour accueillir le Chabbath. Lecha Dodi a été écrit au XVIe siècle par le kabbaliste de Safed, Salomon Alkabets, dont on retrouve le nom en acrostiche dans les initiales de chaque strophe de ce poème. [2] Shalom Ash (1880-1957) est un écrivain et journaliste yiddish, né en Pologne dans une famille juive traditionnelle. [3] Chabbath 12. [4] Commentateur de la Bible. [5] Avant Chabbath et après Chabbath. [6] (1194-1270) Autorité rabbinique de premier plan, commentateur biblique, talmudiste et dirigeant de Communauté. [7] (1907-1972). Né en Pologne au sein d’une lignée de rabbins hassidiques, il reçut une éducation talmudique très poussée, complétée par une excellente connaissance du hassidisme et de la kabbale.
Albert GUIGUI est Grand Rabbin de Bruxelles et Grand Rabbin Attaché au Consistoire Central Israélite de Belgique. Porte-parole de la Conférence des Rabbins européens auprès de l’Union Européenne et correspondant de plusieurs instituts. Il est auteur d’un grand nombre d’articles publiés dans différents ouvrages et revues. Il est aussi auteur et coauteur de divers ouvrages.
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