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Jean-Claude Métraux : Bricoler un gouvernail



L’intuition « Nous sommes tous des migrants » m’est venue il y a plus de vingt ans alors que je réfléchissais au destin de ma grand-mère qui avait quitté son village pour s’installer dans une ville qui, même soixante ans plus tard, lui demeura étrangère. Travaillant alors avec des requérants d’asile et des réfugiés, je dus me rendre à l’évidence : tout comme certains d’entre eux, elle n’était jamais parvenue à s’intégrerà son pays d’accueil. Migrante, à coup sûr elle l’avait été. Et je me retrouvais petit-fils de migrants. Mais l’étais-je moi-même ?


Pour que l’intuition se mue en conviction, il a fallu que je m’attelle à une analyse phénoménologique de la migration (dans La migration comme métaphore, Jean-Claude Métraux, La Dispute, Paris, 2011/2018), puis lire et relire mon propre parcours (me raconter) avec le vocabulaire et la syntaxe que j’avais imaginés : un long chemin qui me mena d’un monde (d’une vision du monde) à un autre, celui que j’habite aujourd’hui.


Ainsi éclairée, ma vie avait basculé, sans que je ne m’en sois à l’époque aperçu, au carrefour des années 80 et 90 : en quelques années, l’effondrement de l’Union soviétique, les prémisses d’internet et du téléphone portable, la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et les premières alertes publiques sur le changement climatique (sommet de la terre à Rio de Janeiro) allaient bouleverser le monde que j’avais connu. Tout y passerait : géopolitique (chute du mur de Berlin), économie (sacralisation d’un ordre néolibéral), politique (décrépitude des idées et mouvements socialistes), temporalité (accélération du temps), mythes (croyances en une croissance et une maîtrise potentiellement illimitées), lien social (gangréné, entre autres, par les nouvelles technologies), et même la certitude jusqu’ici inébranlable que les petits-enfants de mes petits-enfants auraient droit à une vie et un avenir sur Terre. Quelle migration ! Migration temporelle, car hormis quelques escapades plus ou moins longues je demeurai fidèle à ma région natale.


Je mis longtemps à me rendre compte que j’avais migré. Il fallut qu’un soir l’une de mes filles se convulsionne sur le canapé du salon en torturant son smartphone - son interlocutrice, me dit-elle, avait lu son message What’App sans (à peine trente secondes plus tard !) lui avoir répondu - pour que je devienne pleinement conscient des attaques que les bouleversements de notre monde avaient infligées aux relations humaines. Et plusieurs étés tropicaux rabotant les glaciers alpins furent nécessaires pour que les sirènes du réchauffement planétaire pénètrent ma petite cervelle - comme tant d’autres, friandes d’aveuglement.


Beaucoup d’hommes et de femmes, un bandeau sur les yeux, ne l’ont pas encore constaté. Ils croient toujours vivre dans le même monde, un paquebot - une sorte de Titanic - en constante accélération fonçant tout droit vers l’iceberg, persuadés en sus d’en tenir le gouvernail : Trump et producteurs d’énergie fossile, climatosceptiques et adeptes d’une croissance tous azimuts ; sans oublier les apprentis serruriers qui scellent nos frontières, tentant d’empêcher les personnes du Sud de les franchir, moyen parmi d’autres de dénier leurs propres migrations. Que beaucoup de passagers passent par dessus bord, agrippent de leurs doigts transis des radeaux de fortune, sondent l’horizon dans l’espoir d’un rivage, souvent se noient, ne paraît guère les émouvoir.


Heureusement ne suis-je pas seul ! De nombreux semblables reconnaissent leur essence migrante, en font même l’ossature d’une communauté tissée de similitudes et d’altérités entrelacées, le fondement d’un projet. Telle Josefa : j’en profite pour saluer mes compagnons d’épopée. La petite phrase Nous sommes tous migrants, davantage cri du cœur que slogan,se propage. Ballotés par les vagues tourbillonnantes du siècle, mer ô combien agitée, nous nous serrons les coudes, bricolons un gouvernail, le saisissons, dessinons sans prétention un autre futur.


Dans l’élaboration des deuils, tels ceux qu’implique toute migration, retrouver le fil susceptible de relier passé, présent et futur, en renouer les segments en cas de ruptures, constituent toujours d’essentielles étapes permettant, à terme, de métamorphoser le monde perdu en ferment d’avenir. Mes « tours et détours de pédopsychiatre engagé », les idées émergées de ces méandres, constituent pour moi ce fil. Parmi ces idées, une praxis de la reconnaissance (La migration comme métaphore, op. cit., 3èmepartie), pièce que je vous soumets pour peut-être l’adjoindre à notre gouvernail. Avec l’espoir qu’elle contribue à muer notre migration forcée en migration désirée, dont le projet parviendrait peut-être, sinon à empêcher, du moins à retarder, le naufrage final.



 

Jean-Claude Métraux, 62 ans, suisse, psychiatre et psychothérapeute d’enfants et d’adolescents, travaillant depuis 30 ans avec des personnes et communautés précisées. Ami de Josefa, auteur de La migration comme métaphore (La Dispute, Paris, 2011/2018).

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