J’ai peur.
Je n’ai pas peur.
Je suis fort, très fort, indestructible.
Enfant, adolescent, j’étais malade. Malade mais vivant.
Aujourd’hui, à Paris, je suis vivant mais malade.
Je me sens faible. Le nuit je n’arrive plus à dormir, je pense alors à Isabelle Adjani, à sa voix qui chante. J’ai honte, avec les années passées en France, sept ans déjà, la voix d’Adjani a remplacé dans ma tête celle de ma mère. Non, non, ce n’est pas que je l’ai oubliée, ma mère, non, c’est juste que tout en moi vient d’elle, tout ce que je suis porte sa marque, son empreinte indélibile. J’étouffe.
Je suis ma mère avec la voix d’Isabelle Adjani qui murmure, fredonne une chanson. “Pull marine”.
Je suis mort. Trois fois.
La première fois.
Au milieu d’un après-midi d’été, à Salé, dans mon quartier, Hay Salam, l’ange de la mort m’a pris mon âme, mais juste quelques secondes. Je me suis vu de là-haut, un corps qui dormait, paisible et bleu. A-t-il eu pitié de moi, cet ange blanc et terrible? Dieu s’était-il trompé? Ils ont fini par me render mon âme inquiète au bout de ces quelques secondes durant lesquelles ils ont discuté devant moi de mon sort, les jours et les années qui allaient venir pour moi, de mon destin malgré moi. Et ils sont partis pour d’autres destinations. J’ai ouvert les yeux. Tout le monde faisait la sieste chez nous, sauf mon père. Il était à la place de ma mère, à mon chevet. Il avait su, vu, ce qui s’était passé. Il m’a donné la main, je l’ai prise, je me suis levé et on est partis dans les rues, les pieds nus, refaire amoureusement connaissance avec la vie et le soelil.
La deuxième fois.
Je jouais seul dans une impasse du Bloc 15. Au seuil de l’adolescence et abandonné déjà de mes copains d’enfance. J’ai touché un poteau étectrique à haute tension. Je ne savais pas. Eléctrocution. Je me suis évanoui. C’était le noir soudain, moi ailleurs, sans souvenir. Pendant combien de temps? Je ne le sais pas. Quand je suis revenu à moi, j’ai vu que tout le quartier (des dizaines et des dizaines de personnes, une foule) était chez nous. On me pleurait. On criait même. C’était injuste, partir si jeune. Je me suis redressé d’un seul coup. Un homme a dit: “Vite, vite, lavez-lui les pieds, les mains et le visage avec de l’eau chaude… vite, vite… mais surtout pas avec de l’eau froide!” Une ambulance est arrivée un peu plus tard. La foule des voisins m’y a transporté doucement, lentement. On m’a emmené à l’Hôpital Avicenne de Rabat. J’étais fier, on allait me soigner dans l’hôpital le plus important du Maroc. J’étais heureux, pour une fois on allait vraiment me croire, prendre au sérieux mon corps bizarre et ses maladies. Mon coeur et ses battements intéressaient beaucoup le médecin, un homme à la peau blanche, doux et rassurant, un Fassi. Il m’a fait un radiogramme, il a mis sa main sur ma poitrine, sur mon coeur, longtemps, longtemps, il voyait quelque chose qui se passait en moi et auquel je n’ai jamais eu accès, il comprenait mon corps différemment de moi et cela m’intriguait. Il m’a caressé la joue. Joué avec mes cheveux. Et, avant de partir, il s’est penché vers moi et il m’a murmuré dans l’oreille un secret. Il a dit: “C’est entre toi et moi… Tu as un coeur fort, un coeur pour la vie… Tu vivras longtemps, mon fils! Accroche-toi!” Il m’a sauvé, je me souviens encore très bien de son nom: le Docteur Salah El-Hachimi.
La troisième fois.
Pour fuir Hamidou dont j’étais amoureux et qui ne le savait pas, je suis allé risquer ma vie de l’autre côté de la digue de la plage de Rabat, vers les vagues sauvages et impitoyables. J’ai mis un pied sur une grosse pierre glissante. Immédiatement une énorme vague m’a cueilli avec douceur et violence pour me transporter en sa compagnie dans un autre monde. Je n’ai pas fermé les yeux, j’étais conscient, et dans ce mouvement vers les profondeurs de l’Océan et de la mort, j’ai compris, j’ai vu… Hamidou ne valait pas cette peine, ce sacrifice, il ne méritait pas que je me fasse à ce point du mal pour changer son regard sur moi. Il ne me voyait pas. Je n’existais pas pour lui. Il m’avait dit quelques minutes auparavant: “Tu as une peau pas normale, il lui manque je ne sais quoi… C’est bizarre!” Il n’aimait pas ma peau, Hamidou. Il ne m’aimait pas. Je croyais alors ne pas m’aimer. L’amour, je l’ai lu quelque part, est bien souvent criminel… J’étais toujours avec et dans la vague. Je ne sais par quel miracle, juste avant qu’elle ne s’écrase sur les rochers, je me suis accroché à quelque chose, une branche je crois. Je me suis accroché, j’ai tenu et j’ai attendu que ça passe, que ça se calme. Puis, je suis sorti de l’eau. J’étais sur la digue. Je marchais. C’était le mois d’août. C’était le souk à la plage. Et moi ensanglanté, blessé à la poitrine, aux bras, aux genoux, au nez. Rouge de sang. Les gens s’arrêtaient pour me regarder. Je n’avais pas peur, je ne me sentais pas ridicule, je voulais que Hamidou me voie dans cet état, qu’il panique, qu’il ait pitié de moi, qu’il regrette son indifférence à mon égard, qu’il pleure, qu’il demande pardon pour le mal qu’il m’avait fait, qu’il soit touché, qu’il m’aime enfin… Et à ce moment-là, au lieu de me venger, je lui aurais dit: “Au revoir… Adieu… Je suis enfin à moi… Je reste avec moi… Je suis vivant malgré toi, sans toi… loin de toi…”
Il y a deux ans, à Paris, Tristan est entré dans ma vie. Il a aujourd’hui presque six ans. Un petit homme. Le petit prince. Je le cherche à la sortie de son école quatre jours par semaine. Je le ramène à la grande maison, comme il dit, un immense appartement du côté du métro Blanche. Je joue avec lui. Je lui fais faire ses devoirs. Je lui donne son bain: il est alors tout nu devant moi, naturellement nu. On regarde ensemble des dessins animés, LE ROI LION, NEMO. Je lui raconte parfois des histoires marocaines, moi petit enfant terrible, je lui apprends des mots en arabe. On se bagarre, pour de faux, quelque fois pour de vrai. On rit, on crie, on se moque l’un de l’autre, gentiment, méchamment. Il grandit chaque jour un peu plus, il pousse vite et bien comme une fleur qu’on arrose avec soin, avec amour. Il pousse devant mes yeux étonnés, émerveillés, heureux. Même quand il m’agace, même quand il fait le petit homme déjà macho, Tristan reste pour moi un petit soleil. Le soleil de Paris qui jamais ne brûlera ma peau.
Je me répète dans ma tête ce qu’il dira plus tard à ses amis, à ses enfants peut-être: “Moi, petit, mon babysitter était marocain, il s’appelait Abdellah.” Trois heures par jour, je joue un petit rôle dans sa vie, dans son avenir, et malgré moi cela me remplit de fierté. J’ai l’impression que j’accomplis une mission auprès de lui. Je l’accompagne.
Tristan n’est pas mon fils. Tristan est un petit ange qui pleure parfois comme ça, sans raison, il pleure dans mes bras, je le console tendrement, mais je ne sais jamais de quoi. Je lui envie son innocence, son regard neuf sur le monde. Il ne sait pas. Il ne sait pas encore. Quelle chance, l’ignorance!
Il y a des vérités sur moi et sur le monde que j’aurais aimé ne jamais savoir. Je réfléchis trop. Je complique tout, tout. Je pense, je pense, et c’est l’embouteillage permanent dans ma tête. Des idées et des images dont je ne sais que faire.
Je suis si fatigué de moi-même, de moi dans cette vie rapide. Je cherche quelque chose qui viendra, qui tarde à venir. Je dois faire un pas, encore un, je dois me renouveler, trouver où puiser de l’énergie. J’ai des projets: on me dit qu’il faut toujours en avoir pour trouver un rythme au quotidien, un lien entre les choses visibles et invisibles.
Le sens de la vie, de ma vie, m’échappe.
Les autres ont l’air heureux. Sont-ils vraiment heureux? Qu’est-ce qui les rend heureux? Pourquoi, eux, ils savent où aller et pas moi?
Je m’appelle Abdellah: l’esclave, le serviteur de Dieu. Je me suis libéré des contraintes du Maroc (vraiment?). Il me reste à me libérer de moi-même.
J’ai cherché la solitude. Je l’ai trouvée. J’y suis: c’est insupportable. Je suis en permanence avec moi-même, je n’arrive pas à m’oublier. Ma conscience de mon être s’est accrue avec le temps. Une conscience aiguë. J’entends ce qui se passe à l’intérieur de moi-même, le coeur qui bat, qui bat parfois de façon irrégulière, les oreilles qui sifflent, le sang tantôt chaud tantôt froid, l’air qui produit une musique étrange en entrant et en sortant par mes narines, mes os qui craquent, ma peau qui change, mes idées dans la tête qui se disputent, les images dans mes yeux qui se bousculent, et mon sexe qui sans me consulter crie son désir, mais je ne lui obéis pas.
Depuis quelques mois, je suis hanté par l’idée que je deviendrai un jour fou. Cela me paraît facile aujourd’hui, basculer dans une autre raison, oublier complètement sa première peau. J’ai toujors aimé les fous au Maroc. Ils avaient l’air en harmonie avec le pays. Le sont-ils encore?
La mort et la folie me possèdent.
En juillet dernier, Dostoievski et Jean Genet sont redevenus mes écrivains préférés. Ils me parlent. On a peur ensemble. On va vers la vie tourmentée et parfois miraculeuse les mains jointes, en groupe, seuls, chacun dans sa solitude terrible et délicieuse. Ils ne peuvent rien pour moi. Je suis possédé par eux.
Il faut que je change de prénom. Karim? Farid? Saïd? Habibe? Je ne suis ni généreux, ni unique, ni heureux, ni amoureux. Wahid alors? Oui, pour sûr, en ce moment je suis Wahid, solitaire et orgueilleux, susceptible et malheureux.
Je vais vers quelque chose dans Paris, ville lumineuse et tellement silencieuse. Je marche vers mon destin et j’ai chaque jour l’impression que je ne decide de rien. Je ne suis pas maître de moi-même. J’ai fait un pas, venir en Europe, et j’ai été pris dans le mouvement infernal des heures occidentales. Tout passe vite, tout s’oublie vite, tout est propre, clean en apparence, chaque chose à sa place. Tout est cloisonné.
Aujourd’hui, je le savais, je paie le prix.
Cela a commencé par une petite déprime, rien de bien grave. Je l’ai surmontée, il fallait la surmonter. Et maintenant, ça recommence, ça revient mais sous une autre forme: des crises d’angoisse, de panique. Une image rouge, un goût dans la bouche, une hémorragie dans la tête. J’attends que je tombe. Je me vois tomber, un corps inerte dans la rue parisienne auquel les passants ne font pas attention. J’attends, j’attends. Mais je ne tombe pas. Je suis toujours debout. Je ne sais pas où se loge la force en moi, je ne sais pas la repérer, la guider, la canaliser, la définir.
Depuis quelques mois, je ne suis plus moi, je ne me reconnais pas. Je regarde mon visage dans les miroirs, je regarde mes pieds, mes mains, mes angles, mes poils, ma peau et je me pose à chaque fois la même question: A qui appartiennent-ils?
En psychiatrie, ce qui m’arrive, ce qui se passe en moi, porte un nom, précis: la dépersonnalisation.
Devenir adulte signifie-t-il trouver le nom médical de ses névroses?
Demain, c’est mon anniversaire. J’aurais trente ans. J’ai décidé ceci: je vais jouir de moi-même en me regardant dans un miroir; je vais me masturber à fond excité par par mon image. Peut-être qu’ainsi je vais me retrouver, le corps et l’âme faisant de nouveau l’union sacrée de mon être.
Demain je serai dans un autre chemin, la voie qui mène à cet autre chiffre: trente et un.
Je rêve, je ferme les yeux quelques secondes, je les ferme avec violence, masochisme. Je deviens aveugle. Je les ouvre, je suis ailleurs, moi dans un autre âge, plus vieux, dans un temps indéfinnissable. Cet autre monde sera certainement celui de la quarantaine. Je l’imagine. Je construit chaque jour un long film autour de lui.
Je le sais depuis mon enfance. Je serai un homme à quarante ans. Pas avant. Quarante ans pour pouvoir dire enfin, soulagé, léger, peut-être libre: JE SUIS L’HOMME DE MES DESIRS.
Né à Rabat en 1973, l’écrivain marocain Abdellah Taïa a publié, aux Éditions du Seuil, plusieurs romans : L’Armée du Salut (2006), Une mélancolie arabe (2008), Le Jour du Roi (Prix de Flore 2010) Infidèles (2012), Un pays pour mourir (2015), Celui qui est digne d’être aimé (2017), et La vie lente (2019).
Son premier long-métrage, L’Armée du Salut, d’après son roman éponyme, est sorti en France le 7 mai 2014. Ses livres sont traduits dans plusieurs langues.
Le texte publié sur notre site est une nouvelle inédite.