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Pascal Quignard : Une robe de mousse



Une robe de mousse, c’est une robe de tristesse et de temps - une robe à laquelle la princesse Peau d’âne aurait pu penser après celle où elle rêva la Lune.

     Même les Bouddhas se vêtent d’elle dans les temples et les laissent dévorer leur sourire. L’énigme de leur sourire devient le souvenir de l'énigme.

     Réponse vaine. Réponse dont on ne connaît pas la question.

 

     Le soleil, la lune ont engendré les îles - autant de gouttes de sperme du ciel tombé dans la mer.

     Les îles sont les enfants des dieux Izanagi et Izanami après que les deux amants de l’origine se sont étreints sur un tapis de mousse.

     Les mousses sont vivantes et elles sont sans racines. Les mousses, qui sont à mi distance des végétaux et des animaux, se nourrissent de ce qui tombe, se chauffent au soleil qui se lève ; c'est ainsi qu'elles boivent et qu'elles rampent. Puis dans les fossés, contre les murs, elles se tassent, s’étoffent, avant d’avancer de nouveau, peu à peu, prudemment, dans le monde. Plus les lieux sont désolés, non piétinés, loin des pieds des hommes et des sabots des cerfs, plus elles s’épanouissent, ajoutant leurs velours au bruissement très bas du monde, et une tache dorée ou bien verdie au bleu de l’ombre qu’elles aiment. Elles progressent comme des vagues extrêmement lentes durant des siècles et elles voyagent dans tous les paysages du monde. 

 

     Elles ajoutent sous les pas des ermites une substance moelleuse et silencieuse.

     Aux fesses nues et aux dos des amants.

     "Silence moelleux", tel est leur nom étrange à l’autre bout du monde.

 

     Au Japon, au contraire de nous, les Occidentaux, nous qui mourons et qui chantons la mort dans le soleil qui meurt, nous qui détruisons la mousse qui envahit les pelouses, les jardiniers, sous leurs tabliers de peau noire, ôtent les herbes dans les mousses pour consacrer entièrement le jardin à leurs courtes et sombres tuniques, à leur laines aux couleurs si raffinées, à leurs tissages irréguliers, à leurs tapisseries si délicates, si anciennes, aux teintes si diverses.

 

     Pauvre mousse humide qui rampe,

     tu es une ombre que le temps projette derrière lui,

     qui s’étend en silence,

     bleue comme le ciel que la pluie embellit,

     compagne si vert clair, si muette, si indicible de l’érable

     jaune qu’illumine un rayon de soleil avant qu’il s’éloigne au fond de l’hiver.



 

Pascal Quignard est un écrivain français, récompensé par plusieurs prix littéraires. Violoncelliste, il a fondé le Festival d'opéra et de théâtre baroque de Versailles. Son oeuvre et ses explorations artistiques touchent aux fondamentaux de l'homme.

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