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Matthieu Damian : Je suis migrant et alors ? [2/3]



Le principe d’entropie

Je suis le fils de mon père et, dans la fidélité que je lui porte, il fallait à la fois que je parte pour « faire comme lui » ou pour « réaliser son désir une génération après lui », mais aussi pour des motifs moins conscients tels que celui de me défaire de son empreinte psychologique. Les parents aimants sont des bénédictions mais la meilleure façon d’accomplir leur éducation consiste à migrer, au moins quelque temps, pour voler de nos propres ailes.

En psychologie, il y aurait, paraît-il, une propension à sortir de son histoire personnelle à l’adolescence, puis à la vingtaine, avant d’avoir une tendance à y revenir. Comme si, pour les besoins de la reproduction, nous devions élargir notre palette d’intérêts, maximisant ainsi nos chances de plaire, pour, une fois le poisson ferré, revenir à nos premières amours.

L’entropie est le principe fondateur de l’univers. Il y avait une seule information, une masse gigantesque de matière et celle-ci a explosé lors du big bang. Depuis lors, cette information se dissémine dans un espace-temps complexe. Notre humanité tente de lutter contre cette entropie en classant l’hétérogénéité de l’information en appellations compréhensibles (légumes, fruits, espèces, etc…). Elle essaie également de donner un sens à cette entropie en la politisant : il y a des espèces plus importantes que les autres, par exemple la nôtre et, dans celle-là, des classes ou des individus plus importants que les autres... Son dernier mouvement consiste à recréer cette production de matière avec, depuis le siècle dernier, les technologies nucléaires puis numériques, toutes les deux démiurgiques.
Le migrant poursuit cette entropie. Il rajoute de la complexité à un territoire donné. C’est comme si, biologiquement parlant, cette entropie était attendue (la reproduction est plus facile), alors que, anthropologiquement parlant, cette entropie est combattue (la figure de l’étranger est d’abord suspecte).

J’ai quitté un pays imaginaire, cette Savoie « immanente » qui n’existe plus depuis des lustres. J’ai quitté un pays où les traditions, lorsqu’elles demeurent, sont des « réinventions » et sont presque la résultante d’un folklore nécessité plus par l’industrie du tourisme qu’autre chose. J’aurais grandi à Orléans, à Lille ou dans plusieurs autres villes de France, mon développement aurait été le même. Le capitalisme et son corollaire, la modernité, ont tout arasé. Pierre Bergougnioux a très bien décrit comment, dans le Limousin où il a grandi, la société est passée d’une ère « granitique », immuable, millénaire, à celle du marketing, de la vitesse, de la perte de la culture locale.

J’ai donc du mal à dire que je suis un migrant. Comment l’être pour décrire un pays qui a été standardisé, où l’imaginaire a été volé par des tubes cathodiques, des éducations formatées?

Et pourtant je suis nostalgique. Nostalgique de quoi ? Evidemment nostalgique de mon enfance. Dans un entretien récent donné au Bondyblog, Kylian Mbappé, revenant sur les traces du premier stade où il a joué, à Bondy, avait comme une sorte de nostalgie alors qu’il est censé vivre dans un rêve. Il n’y a pas de plus grand accomplissement que de grandir aimé par ses proches. Le succès est plus compliqué que le bonheur et c’est en cela que cette interview de Mbappé était nostalgique. Le royaume de l’enfance, lorsqu’il est relativement heureux, est un paradis perdu.


Produit de l’histoire ou acteur ?

J’habite à Lille suite à la nomination dans cette ville de ma femme. Elle est fonctionnaire d’Etat. Il y a de fortes chances que, dans quatre ou cinq ans, nous déménagions à nouveau. Nous sommes la quintessence d’un mouvement initié il y a plus d’un siècle visant à rendre les serviteurs de l’Etat impartiaux et, pour ce faire, à les mettre au service de leur employeur et non d’affinités territoriales quelconques.

De telles nominations sont profitables à la société dans une certaine mesure. En même temps, elles nous éloignent souvent du monde réel. Nous arrivons dans un nouveau territoire où nous rencontrons des personnes de même niveau social que le nôtre. Il est parfois plus compliqué de s’inscrire dans un mouvement politique car celui-ci implique de la durée et de l’attachement.

En quoi le migrant, en déménageant, se réinvente pour se mettre au service de son vrai « soi » et de la société ? Mon expérience de recherche d’emploi m’a amené, par deux fois, à la Réunion et à Lille, à placer le curseur vers des emplois de cadre qui nécessitaient des relations. Celles-ci pouvaient impliquer une certaine dépendance d’esprit. Le migrant comme « casseur de grève » dans les milieux ouvriers ? Dans les classes moyennes, le migrant peut également être considéré comme un « bon soldat » car son employabilité est plus limitée au vu de son réseau plus faible.

Depuis notre arrivée à Lille, nous n'avons pas eu le temps de développer un réseau fourni d'amis. J'ai écrit un livre, non publié, sur la révolution citoyenne. Avec les gilets jaunes, je n'ai pas beaucoup de gens avec qui discuter de leurs difficultés de vie. La migration peut couper de personnes avec qui il aurait pu y avoir une convergence des luttes.

Etre le produit de son histoire est un donné. Ne pas en devenir victime est à garder en tête. Choisir, autant que faire se peut, reste l’objectif à moyen terme car il faut d’abord commencer à sortir de soi, à migrer. Or, est-ce que le migrant sait qu'il a migré ? Lorsque c'est le cas, que fait-il pour reprendre les commandes du navire ? Quelle est sa relation aux autres qu'il voit, loin de son radeau ?


Partir pour revenir vers soi

J’ai écrit un premier roman il y a quelques mois qui a essuyé de nombreux refus de différentes maisons d’éditions. Cependant, je pense avoir rarement été autant « moi » qu’en écrivant ce texte. Est-ce que l’écriture a été plus facile parce que j’étais loin ? Je préfère d'abord invoquer des raisons pratiques : j'avais objectivement du temps, la journée, en n'ayant pas ou peu de relations. Cependant, je dois aussi constater que la première fois que j’ai réellement commencé à écrire, c’était en Côte d'Ivoire, lors d'un stage. J'ai remis ça en Allemagne, lors de mon année Erasmus. Partir, chez moi, fait couler de l’encre !

La vraie migration, c’est peut-être de savoir d’où l’on vient et de prendre conscience que le chemin que l’on accomplit est fait en conscience et qu’il implique des choix.

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