Marc Agron : Donner une chance à la rédemption
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Updated: 3 days ago
Academia Josefa (AJ) : Dans ton dernier roman (La vie des choses, Édition La Veilleuse, Lausanne, 2024) tu racontes l’histoire d’un écrivain (Yann Mendelec) qui au sommet de sa carrière commet une erreur de parcours : il publie un livre qui est très mal accueilli par la critique et qui met son éditeur en difficulté. Yann Mendelec disparait aussi vite de la vie littéraire que sa photo du salon de son ancien éditeur. Mais iI continue à travailler et il retourne chez le même éditeur avec un autre manuscrit qui finalement sera accepté sous réserve de changer d’identité et de devenir Norga Abraham, „écrivain mystérieux et inventé de toutes pièces” (comme dit la couverture). Finalement il accepte ce pacte assez démoniaque, et il va jusqu’au bout : pour devenir quelqu’un d’autre — ou lui même…
AJ : Ma première question concerne le sujet du succès. Tu parles souvent de la vie artistique avec beaucoup d’ironie. Ça me fait penser à Saul Leiter, un de mes photographes favoris qui a écrit : « J’ai passé une grande partie de ma vie dans l’anonymat. J’en ai toujours été très heureux. L’anonymat est un grand privilège. » — Quelle est ta relation personnelle avec le succès : est-ce un compromis ou une compromission ? (La vie des choses a eu quand même 11 éditions jusqu’à maintenant.).
Marc Agron (MA) : Il y a chez l’écrivain (comme chez tout « artiste ») le désir d’être aimé ou l’espoir que l’œuvre créée soit bien reçue de la part des lecteurs, auditeurs, amateurs d’art, selon le moyen d’expression… Je ne crois pas au postulat « j’écris pour moi-même, cela m’est égal ce qu’on pense de mon travail ». Je me sens à l’aise et j’aime les rencontres avec mes lecteurs, que ce soit lors des conférences ou à l’occasion des salons de livres… Or, il s’agit, souvent, de passer davantage de temps en voyage que sur place, pour une rencontre… ce qui peut s’avérer frustrant… Quant au « succès », je voudrais que des lecteurs qui referment mon livre à la fin, n’aient plus le même point de vue sur l’existence le lendemain. J’avoue que c’est pour le moins, ambitieux.
AJ : Devenir quelqu’un d’autre — ou toi-même, est-ce un événement unique ou une recherche permanente ? C’est un choix ou un destin pour toi ?
MA : J’admets volontiers qu’il s’agit d’un fantasme. Dans tous mes romans, je traite la question d’identité. Il (me) serait très agréable d’observer les lecteurs et la presse parler de mes livres, écrits sous pseudonyme. Ne pas être la personne mais le personnage de sa propre vie, voilà une ambition schizophrénique qui se manifeste lorsqu’on s’attache à un personnage de roman et qu’on décide du sort de sa vie (et donc de sa propre mort) comme si l’on voulait se substituer à Dieu… sacrilège suprême. Raison pour laquelle il faut se rappeler régulièrement que nous ne sommes que des artistes et que nous composons de la musique et pratiquons l’art pictural, deux éléments essentiels pour qu’un livre soit réussi. En effet, le lecteur doit, lorsqu’il lit un roman, entendre la musique et voir défiler les tableaux qui lui sont présentés. On passe entre deux et trois ans en ménage commun avec certains personnages et nous finissons par les aimer ou les détester. Ils vieillissent, nous aussi, et leur image (peinture) et la tonalité de leur voix (musique) changent. On attribue au Destin le sort de certains d’entre eux, par respect, par peur ou par superstition…
AJ : L’histoire que tu racontes dans La vie des choses est construite avec beaucoup d’intensité et avec beaucoup d’ironie, d’humour ou de sarcasme. Pour moi c’est une critique sociale très sensible. Comment es-tu capable dans une société contemporaine, européenne, suisse — de te protéger pour que tes compromis ne deviennent pas compromissions ? Quel est ta boussole intérieure ?
MA : Trop souvent, les lecteurs confondent l’ironie, la satire et le sarcasme. Surtout, il arrive que les gens y mêlent le cynisme, comme s’il s’agissait de la même famille de qualificatifs.
Or, le cynique est celui qui connait le prix des choses et non leur valeur.
A traverse la satire, on s’attaque aux vices et au ridicules de nos congénères, mais l’écrivain n’est pas meilleur que ses créatures et ne se distancie pas par rapport à eux. Dans mon cas, l’auteur est celui qui tient tous les rôles, il est plusieurs personnages à la fois, pas toujours les plus reluisants. Dans un de mes romans (Mémoire des cellules) au postulat « L’Art contemporain ou l’art comptant pour rien ? », le rôle du galeriste est stigmatisé, « moqué », alors que j’organise moi-même des expositions d’art contemporain… Si l’humour est autant présent dans mes romans, c’est parce qu’étant un homme de l’Est, ou de Mittel-Europa, j’ai appris très tôt que l’humour a une force de frappe inégalable pour critiquer un régime politique ou les déviances de certains dirigeants, orgueilleux ou tyranniques. Il est plus agréable de faire le portrait de quatre psychopathes au pouvoir, commettant tant d’horreurs dans le monde actuellement, à travers l’humour, qu’en essayant de poser un diagnostic clinique. Dire qu’ils sont fous ne suffit pas, les ridiculiser en même temps que ceux qui les ont élus, est bien plus intéressant et plus efficace.
Pour ma part, je me retrouve régulièrement coincé dans ce « piège moral » (compromission) dans la vie de tous les jours, entouré de mes congénères. Je m’en sors (me sauve) à travers l’écriture des romans.
AJ : Yann Mendelec pour devenir Norga Abraham traverse une certaine folie, un détachement presque total de ses anciens amis, de sa famille, de sa femme, de ses enfants… à ton avis, une certaine folie est-elle nécessaire pour vivre au plus près de soi ?
MA :
Il ne peut y avoir « création » sans folie.
Cette notion polysémique m’intéresse surtout pour ses caractéristiques anticonformistes, marginales et hors les normes sociales. Comme elle n’épargne personne, l’écrivain en fait une amie, une complice, pour lui demander de s’exprimer à sa place. Pour citer Quintilien : « Scribitur ad narrandum, non ad probandum », on écrit pour raconter, non pour prouver ; il est permis de supposer que le narrateur est toi ou moi. Idem en ce qui concerne le personnage principal. Dans le cas de Yan Mendelec, qui se présentera sous une autre identité, celle de Norga Abraham, écrivain fictif, après dix ans d’absence,
j’ai voulu donner une chance de rédemption à quelqu’un qui est (peut-être) devenu fou.
Pour se faire, il m’a semblé intéressant de sillonner différents champs des possibles, à savoir, mettre le lecteur dans le doute (jusqu’à la fin) sur l’identité de ce revenant qui pourrait être quelqu’un d’autre (ayant supprimé l’original) connaissant la vie du premier par cœur. Alors qu’il convainc le public qu’il est l’écrivain en question et que l’auteur fictif existe bel et bien, le lecteur sera saisi de doute à cause d’un seul élément qu’on a oublié au fil des pages. Cet élément pourtant aurait pu être fabriqué aussi. Le lecteur n’est pas dupe, il a le choix de traiter le personnage principal de fou, de monstre, ou de regretter sa mort… à condition qu’il soit mort
AJ : J’ai l’impression que Norga Abraham n’écrit plus, ou plus précisément : le roman ne dit rien de ses projets littéraires, si je me souviens bien. La création artistique est-elle capable de laisser sa place à la vie. Autrement dit : dans ta démarche la création est-elle nécessairement destinée à exprimer un manque, un compromis ?
MA : Mon personnage n’écrit plus pour deux raisons.
Parce qu’il vient de publier un livre qu’il n’a pas eu le droit de signer de son nom. C’est un immense succès, mais il le déteste. Il ne peut dire à personne qu’il est l’auteur de ce best-seller, alors il devient jaloux de ce succès, donc de lui-même. Il se sent dépossédé. Il quitte l’Europe pour vivre incognito à New York. Là, il retrouve chez les bouquinistes ses propres livres signés sous son véritable nom Yann Mendelec. On le croit mort. Le libraire sait même de quoi il est mort ( ! ). Dans un dialogue entre stoïciens, je rends hommage à J. L. Borgès. On assiste alors à un monologue, sous forme d’astéisme, c’est à dire un éloge qui prend rhétoriquement l’allure du blâme, alors qu’il pourrait s’agir de compliment (fait à soi-même)
La deuxième raison est plus triviale ; il est possible que celui qui se présente comme Norga Abraham, auteur à succès, soit un comédien. Il ne sait pas écrire et n’écrit donc pas. Il serait juste revenu dire qu’il est l’auteur de ce roman et profiter de sa renommée. On peut le croire puisque personne ne connaît son visage…
La création (littéraire) est ce pas de côté qui fait surgir des questions restées enfouies dans la vie réelle.
Il s’agit d’un aménagement de la réalité. Par l’esthétique de son écriture, par son accent (le mien, slave, qu’on pourrait deviner en me lisant) par ce que Gide a appelé la mise en abîme (roman dans le roman), l’écrivain supprime la notion du compromis et livre sa réalité. Il exprime ses propres fantasmes, sans rien dévoiler de sa vie. C’est un menteur professionnel qui ne mentirait jamais ni à ses amis ni à sa famille et dont la thérapie passe par l’écriture quotidienne, présentée au lecteur comme une œuvre d’art. Un tableau ou une partition de musique, comme dit plus haut…
(Entretien réalisé par Matthias Varga)
Marc Agron est né en 1963 à Zagreb et est arrivé en Suisse à l'âge de 19 ans; il étudie à l'Université de Neuchâtel, puis poursuit avec une formation de libraire, spécialiste en livres anciens. Il met un pied dans le monde du théâtre aux côtés d'Agota Kristof, au sein de la compagnie Tumulte, puis à la Tarentule de St-Aubin en tant que comédien. Il publie régulièrement des catalogues de livres anciens et précieux, et écrit lui-même dans diverses revues littéraires. En outre, Marc Agron organise des expositions d'art contemporain. Il est auteur de quatre romans. En 2025, il a remporté le Prix du livre de la Ville de Lausanne pour son roman La Vie des choses paru aux Éditions La Veilleuse. Son livre l’Un est l’Autre est en cours de publication en France.

