Stéphane Fiorello : Tout reprendre
- academia-josefa
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Updated: 4 days ago
« Et il entra dans l’eau, lavant sur sa peau les images noires et grimaçantes
laissées par le monde. » Camus
“Don’t expect me to die for you.” Nirvana
J’ai toujours aimé les souvenirs qui se déforment avec le temps. Ils se tordent, se parent de lumière, deviennent rêves ou mensonges selon leur force première. On ne les raconte jamais deux fois de la même manière.
Ces dernières années ne m’ont pas demandé beaucoup d’efforts. Un verre de blanc, une cigarette, quelques dialogues dispersés. Les nuits glissaient vers le jour, et le jour se perdait à son tour. Je mesurais ma vaillance à la santé de mes cheveux. Une crinière de prince déchu, signe d’un destin clément. Puis un fragment de l’hélice s’est brisé.
Mon père, socle et bénédiction, s’en est allé. Rien ne vous prépare aux nuits d’hôpital, à ce silence où l’idée d’un après tente de s’accrocher. J’aurais voulu une passation, un souffle qui me traverse. Il n’en fut rien. L’errance s’installait, et aucun état de grâce ne me viendrait en aide.
Cet été-là, décor de son départ, j’ai compris la longue suite de compromis qui m’avaient guidé jusque-là. Au seuil de la bataille, pourtant, j’ai eu envie de rébellion. Refuser ce qui n’était pas issu de ma volonté. Mais je continuais comme avant. Mon désir de justifier une vie calamiteuse attendrait.
Dans la compromission, je cédai vite. Vaincu, incapable d’assumer ces gestes héroïques qui auraient fait de moi le fils prodigue.
Ma mère eut l’idée d’un départ à Marseille. Nous fîmes une arrivée paisible, sous un soleil clément, chez Bulent, pêcheur turc du Cours Julien. Il parlait avec le corps et le coeur, fumait des Camel, vivait sans hésitation. Chez lui, pas de faux-semblants, pas de théâtre. Juste la mer, l’air marin, une lumière tendre sur nos visages.
Marseille ne se laissait pas dompter. Elle posait des questions à qui la regardait. Qu’est-ce qui me ramenait toujours ici ? L’horizon, la possibilité d’échapper à un territoire fini ? Cette ville est un appel autant qu’un rejet. Un vertige où rester et partir se confondent. J’aimais appartenir à cette incertitude. Le temps des décisions irrévocables était loin. Les fissures
devenaient visibles. Mon père n’était plus là. Mon frère vivait à Montréal. Moi, je tournais en rond, entouré de spectres voraces.
Par hasard, ma venue coïncida avec celle d’une amie. Une connaissance qui refusait le silence. Mathilde. Brune, jambes d’allumette, chevelure encadrant un visage trop grand pour son corps frêle. Elle fumait nerveusement, s’habillait comme une poupée, et brûlait de l’intérieur. Le premier soir, je l’invitai chez notre ami. Sous les bougies, son rire éclatait
dans l’obscurité. Jambes croisées, elle fit sensation.
D’un commun accord, je quittai ma mère pour me laisser emporter par la présence de Mathilde. Elle avait trouvé refuge au Vallon des Auffes, dans une petite maison ouverte sur la mer. Loin du Vieux-Port et de son folklore figé. Ce coin-là, près de la corniche Kennedy, déserté en août, gardait l’allure d’un village de pêcheurs : murs blanchis, criques battues par le sel.
Sa copine gitane était là, brune magnétique, gouaille marseillaise. Le rosé coulait à flots, nos rires ricochaient sur les pierres brûlantes. Une journée, puis une nuit d’été parfaite. Les secondes avalaient les minutes. Les heures se figeaient. Le temps suspendu dans le couchant nous rendait immenses. Vers six heures du matin, ivres et désarmés, nous avons débattu : fallait-il oser une dernière baignade ? J’ai râlé, puis cédé. Serviette au cou, direction la mer. Quand l’eau n’appartient plus à personne, elle livre ses secrets. Puérils, effrayés, émerveillés, nous avons goûté la fraîcheur comme des enfants. Marseille étendue dans l’or pâle du matin. Le ciel immense. L’horizon si net qu’il semblait me traverser. Suspendu entre deux mondes, un instant de grâce arraché au chaos.
Puis Paris. Le retour. Un Uber, la voix de Laurent Voulzy chantant Rockollection, la plage encore sur ma peau. J’étais là, après tant de mois d’errance. Là, vivant. Je n’avais rien volé à Marseille. J’avais repris ce que la vie m’avait pris. Juste un instant d’éternité, une nuit, un été.
Stéphane Fiorello – Né en 1991, il vit à Paris. Inspiré par la littérature de voyage et admirateur d’Henry Miller, il s’est tourné vers l’écriture après un passage en faculté de lettres. Ses textes portent aussi l’empreinte de la Méditerranée et de ses racines italiennes.

